La vie, une histoire d’équilibre

Penser le stress aujourd’hui, c’est prendre conscience de l’usage très répandu, on pourrait dire galvaudé, du mot dans la langue courante et en particulier dans les médias.  Ce mot évoque à la fois une difficulté, un mal-être, quelque chose qui ne tourne pas rond. Le monde de l’entreprise en fait grand cas et des formations sur la « gestion du stress » sont organisées in situ pour les dirigeants et les employés. Les termes : stresseurs, stratégie d’ajustement (coping), méthodes d’évaluation du stress, identification des sources de stress font maintenant partie du vocabulaire et de la vie en entreprise. L’OMS (Organisation mondiale de la santé), l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité) évoquent eux aussi la souffrance en entreprise provoquée par le stress et ses enjeux pour la santé. La vie quotidienne, familiale, sociale fait aussi le plein de situations dites stressantes. Une véritable épidémie au xxie siècle, à prendre au sérieux.

 Pour les non-spécialistes, la familiarité du mot d’un côté et les approches psychobiologiques et sociologiques très pointues de l’autre ont de quoi donner le tournis sinon porter à confusion. Au fur et à mesure des recherches menées dans les secteurs pluridisciplinaires concernés (endocrinologie, biologie, psychologie, sociologie, éthologie, philosophie…), les connaissances évoluent et avec elles les méthodes proposées comme remèdes au stress.  Les interprétations diverses des chercheurs entre eux et les spécialisations sur tel ou tel aspect rendent la notion de stress encore plus complexe et difficile à comprendre.

 

Pour une relation simple entre stress et yoga

Retenir du stress cette sensation de mal-être, de difficulté voire de souffrance et avoir pour objectif d’apaiser ces états permet d’établir des analogies avec le yoga. Le texte de référence des adeptes du yoga, le Yoga-Sutra de Patanjali donne des orientations pour réduire les souffrances petites et grandes, physiques, psychiques, existentielles. Il est surprenant de constater que des réflexions – méditations – si anciennes sur la vie, transmises il y a plus ou moins 2 000 ans soient encore d’actualité et même d’avant-garde. L’ouverture humaniste des aphorismes du Yoga-Sutra indique des voies pour sortir des difficultés qui sont toujours valables au xxie siècle.

Un petit détour historique est utile pour rappeler l’origine du concept du stress et citer deux chercheurs qui ont permis d’ouvrir la voie à d’autres recherches : Hans Selye et Claude Bernard. Internet regorge d’informations sur le sujet, sur le SAG (syndrome d’adaptation générale), le SAL (syndrome d’adaptation locale) et permet d’approfondir ses connaissances. Si l’on veut mettre le yoga au service des situations stressantes, il importe d’éclairer la relation particulière entre stress et homéostasie.

 

Origine du concept

Le mot stress vient du latin stringere : étreindre, serrer, lier. En anglais, stress signifie : pression, contrainte et par extension, agression, tension, effort. Il signifie aussi souligner, insister, mettre l’accent sur.

Dans les années 1950, Hans Selye, physiologiste canadien d’origine autrichienne, chercheur en endocrinologie a élaboré la théorie du stress. Il en donne la définition suivante : « Le stress est la réponse non spécifique du corps à toute demande qui lui est faite ». Autrement dit, le corps répond d’une façon stéréotypée (i.e. : avec les mêmes transformations chimiques) quelle que soit la cause physique, psychologique, environnementale de la demande : par des ulcères gastro-intestinaux, une régression du thymus et des ganglions et une hypertrophie des glandes surrénales. Tout agent de stress (stresseur) tend donc à changer l’équilibre du corps et ils sont légion : peine de cœur, travail à finir, maladie, colère, bonheur soudain, relation conflictuelle avec un collègue, perte d’un être cher, trac,  attentats : la liste n’est pas exhaustive ! Bien sûr, la répétition, la durée, l’intensité du stresseur, feront que le déséquilibre sera plus ou moins – ou pas – dommageable pour la santé.

Chaque corps suivant sa constitution spécifique a ses limites et ses fragilités face aux clapotis quotidiens, vagues et tempêtes de la vie. La façon dont un individu perçoit un contexte stressant aura une incidence plus ou moins intense sur sa santé. Les facteurs affectifs, cognitifs, sensoriels (stress perçu – interprétation de la situation) ont été progressivement pris en considération dans leurs interactions avec le processus biologique.

 

Homéostasie et stabilité

Vers la fin du xixe siècle Claude Bernard crée le concept d’homéostasie (W. B. Cannon inventera le nom par la suite : en grec, stasis : état et homoios : semblable) qu’il définit ainsi : « Tous les mécanismes vitaux, quelque variés qu’ils soient, n’ont toujours qu’un but, celui de maintenir l’unité des conditions de la vie dans le milieu intérieur. » Claude Bernard a appelé « milieu intérieur » le compartiment extracellulaire qui contient le sang et la lymphe et fournit aux 100 000 milliards de cellules du corps humain les conditions nécessaires à leur activité (apport de nutriments, élimination des déchets).

Naturellement, automatiquement et dans sa grande intelligence, le corps tend à maintenir un état d’équilibre constant quelles que soient les perturbations intérieures ou extérieures en perpétuel mouvement. Un ajustement constant des mécanismes biologiques se fait à notre insu et œuvre à l’autonomie de nos microcosmes individuels en lien avec l’extérieur : « L’organisme est un système qui ne trouve son équilibre dynamique que grâce à son ouverture sur le monde extérieur, c’est-à-dire grâce à son activité commandée par le système nerveux. » Encyclopaedia Universalis – article « homéostasie ».

 Le concept d’homéostasie se réfère à la notion d’état stationnaire : rester le même. Celui de stress à la notion de changement provoqué par toute demande intérieure ou extérieure. Deux pôles opposés, deux nécessités qui interagissent soit dans l’harmonie (bonne gestion de la nécessité vitale) soit dans l’opposition (obstacle à la nécessité vitale). Une bonne gestion du stress consiste à créer une relation équilibrée entre les deux, « la constance du milieu intérieur étant la condition de la vie libre » (Claude Bernard).

 

Le stress peut être positif ou négatif

 L’équilibre dans la relation ne signifie pas qu’il faille éliminer le stress, pour rester stable. Hans Selye a continué le reste de sa vie à approfondir, affiner sa recherche et a précisé dans une interview : « La définition du stress est la réaction à toute demande. Même quand vous dormez, même lorsque vous êtes sous anesthésie, vous avez un peu de stress parce que vous utilisez une certaine partie de votre corps – votre cœur bat, votre respiration continue » et en réponse à une question concernant la définition médicale pour désigner qu’un stress peut être positif ou négatif : « Oui, vous voyez, lorsque j’ai créé le concept je n’ai pas pensé à cette différence, j’ai appelé cela le stress. Mais alors il y a souvent eu de la confusion. Le grand public utilise stress et détresse comme des synonymes, mais ils ne le sont pas. Le stress de la douleur, de la tristesse, de la nervosité, de la souffrance – cela est le mauvais stress, la détresse. Mais le stress de la création, ou le stress d’être capable d’accomplir en prenant les choses avec résilience, on ne veut pas éliminer cela. Il y a donc du bon stress (techniquement appelé « eustress ») ou le mauvais stress (« distress ») mais la réaction à toute demande est le stress. Il y a toujours du stress, donc la seule considération est de s’assurer qu’il est utile pour soi-même et utile pour les autres. »

 Il faut savoir que certaines études actuelles sur le stress en entreprise ne prennent plus en considération cette différence entre bon ou mauvais stress mais parlent de « stress aigu » ou « stress chronique ». Dans tous les cas, le stress reste un processus d’adaptation à toute demande.

 

Le mot stress n’existe pas en sanskrit, et pourtant…

 Patanjali dans le sutra 30 du chapitre I du Yoga-Sutra présente neuf obstacles à l’apaisement de l’esprit et décrit dans l’aphorisme suivant les effets produits par ces obstacles : souffrance, pensées négatives, agitation physique et perturbations respiratoires. Le mot stress n’existe pas en sanskrit mais ces quatre états cités sont bien les signes d’une situation stressante. Suivent plusieurs propositions pour réduire ces états et revenir à un état d’accalmie du psychisme et du corps. Un conseil est donné : rester avec une seule de ces propositions, comme un support et s’y tenir pendant un certain temps.

Les propositions du yoga ne sont ni des injonctions ni des déclarations dogmatiques sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Différentes voies sont ouvertes, adaptées aux souhaits et possibilités de chacun. L’objectif étant toujours d’aller vers une stabilité intérieure et ainsi de se faire l’allié du principe biologique d’homéostasie. Comme une conviction vitale, un désir qui demande un certain effort dans le temps et aussi une confiance, un abandon à la vie.

 

Choisir l’expiration comme objet d’observation

 Si l’on désire réduire les sensations de mal-être ou pour les prévenir, Patanjali, sans exclure d’autres possibilités, propose un remède (sutra 34 du chapitre I) : porter une attention spéciale à l’expiration et à la suspension du souffle à vide (après l’expiration).

Une telle pratique demande à être guidée et à être mise en place régulièrement. Parallèlement aux techniques respiratoires, le souffle, et particulièrement l’expiration, peut être choisi comme objet d’observation dans la vie quotidienne : il s’agira de suivre ses mouvements, son rythme, juste pour sentir le flux et reflux de la vie en action, sans rien faire. Pouvoir rester avec de telles sensations, sans projet, sans contrôle, peut faire passer soucis et difficultés au second plan, de telle sorte qu’ils soient presque oubliés, dissous. De petites suspensions à vide (à aménager avec prudence) peuvent donner une sensation immédiate de pure relaxation. Une expiration confortable et légère libère de l’espace, élimine ce qui fait obstacle à une bonne relation avec l’inspiration et donc avec le monde extérieur. Dans la durée, un étirement en douceur du souffle peut agir comme un baume de sérénité face aux accumulations des pensées obsessionnelles. Faire le vide en soi, non pas pour le remplir à nouveau mais pour éprouver le profond plaisir d’être au monde.

 

Rendre hommage à notre nature biologique

 Il y a au Japon depuis quelques années dans la mer intérieure de Seto un festival artistique dans quelques îles peu habitées mais réputées de cette mer. Un des projets consiste à donner aux artistes des demeures vides pour qu’elles soient transformées en œuvre d’art.

Rester proche de notre milieu intérieur, comme une mer intérieure (pensons à l’eau contenue abondamment dans le corps), c’est soutenir le processus homéostatique, processus de stabilité intérieure naturelle, automatique et d’une intelligence extraordinaire.  Eviter les obstacles intérieurs, ceux que l’on se forge artificiellement par des présupposés, des jugements hâtifs, des interprétations sur les objets du monde et qui rongent, c’est rendre hommage, se rendre à notre nature biologique et bien au-delà. Est-il possible de faire de nos demeures intérieures des œuvres d’art, non pas pour les donner à voir mais pour y vivre paisiblement ? Un retour vers soi porté par l’énergie créatrice du souffle. Retour vers une clarté innée ?

 

Comme un souhait possible : stress sans détresse

 Que l’enseignement du yoga  – et pas seulement les postures ! – fleurisse dans le monde du travail : dans les grandes, les moyennes et petites entreprises. Pour qu’enfin l’on puisse chanter en chœur avec Alain Bashung : « Ma petite entreprise ne connaît pas la crise. »